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Fortune (valeur approchée)

Le terme "fortune" renvoie à la richesse par abondance de biens autant qu'à la simple occurrence, à ce qu'il advient.

D'avoir été transportées dans une poche qui contenait également quelques pièces de un à cinq centimes d'euros, des pierres, ramassées au cours de trajets quotidiens, sont entrées en frottement avec celles-ci, et ont gardé par endroits de légers dépôts cuivrés, indices d'une friction discontinue entre des objets livrés au rythme saccadé du corps en mouvement. La poche est à l'échelle de ce que l'on peut porter sur soi, elle transporte provisoirement la quantité d'argent qui correspond à une nécessité immédiate ou ce que l'on peut ramasser au cours d'une journée. Son contenu est à la mesure de l'imminence puisque c'est ce qui ne fait pas, ou pas encore, l'objet d'un dépôt en banque ou d'une exposition dans une collection.

Le cuivre fut un des premiers métaux à être utilisé par les hommes pour l'échange contre des denrées qui avaient un sens pour eux, avant qu'ils aient pu envisager de le transformer et d'en avoir un usage pratique répondant à leurs besoins. Aujourd'hui nous l'utilisons comme conducteur, dissimulé dans nos réseaux électriques, mais nous le voyons surtout couvrir nos pièces de centimes ; comme à la rouille qui couvre les métaux quand nous les négligeons, nous lui accordons souvent assez peu de valeur, et l'associons à l'abandon et au désintérêt.

Cailloux et centimes pourraient être rangés dans la catégorie de choses qui seules ne sont rien, ne représentent rien, ne valent rien, ou quasiment rien : les centimes aujourd'hui ne peuvent être échangés contre un bien sinon dans leur accumulation ; les cailloux n'ont rien construit. Ce sont des fractions, des divisions de l'unité (euro, bâtiment). Ils ont un rapport à la collection (de cailloux venant des trajets que nous parcourons) et à la collecte (pièces rouges et jaunes). Ils nécessitent un travail de rassemblement et ne donnent forme que par amoncellement. Collecte et collection supposent un temps.

Les dépôts de cuivre qui impactent ces pierres témoignent, sur un plan symbolique, d'une rencontre entre deux manières d'envisager l'idée de valeur : celle, abstraite et "objectivée", de la pure valeur monétaire, valeur d'échange, et celle, subjective, renvoyant à l'appréciation personnelle d'un objet pour lui-même, à l'inestimable.
Les centimes matérialisent le tout début de l'idée de valeur, ils forment la frontière à la fois symbolique et matérielle entre l'absence de valeur et le commencement de la valeur (marchande) : juste avant le pouvoir d'avoir (le pouvoir d'achat, d'appropriation).

Les cailloux apparaissent eux aussi comme des unités, des "pièces" distinctes, mais comme des unités qui ne mesurent rien si ce n'est un certain désordre : ils témoignent d'une diversité fragmentée, chaotique, par essence accidentelle.

L'utilisation du scanner prolonge ces relations de contiguïté : des pièces contre les pierres, des pierres contre le scanner qui en donne un reflet numérique dans un rapport non narratif à l'image. Leurs agrandissements portés aux murs accordent a posteriori une consistance structurelle à ces fragments exclus de la construction de nos villes, et les rend aux architectures.

C'est aussi pour nous l'occasion d'interroger ce qui fait la base de nos sociétés, notre place dans la ville, dans les structures communes, par les pierres qui jonchent nos rues et que chacun peut s'approprier, par les centimes qui existent davantage au quotidien dans le don que l'on peut en faire aux plus démunis que dans le commerce et qui nous renvoient à notre propre précarité. De s'interroger sur l'économie, sur notre rapport à la monnaie et plus largement à la notion de valeur. Et par le fragmentaire renvoyer à notre désolidarisation.

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